L’itinérance chez les Autochtones : les concepts clés

Cet article est le deuxième d’une série de trois concernant l’itinérance chez les Autochtones à Montréal. Tiré d’une étude faite par Anne-Marie Turcotte pour le MMFIM à l’été 2015, il porte sur le contexte et les concepts clés : le traumatisme intergénérationnel, l’itinérance cachée et l’itinérance spirituelle, par exemple.

L’itinérance cachée

Considérée comme une forme endémique d’itinérance chez les Autochtones en raison de la situation de pénurie de logements dans les réserves et les villages nordiques, l’itinérance cachée s’applique à tous les gens qui n’ont pas de chez-soi  et qui vivent temporairement chez des membres de leurs familles ou chez des amis, ainsi que les individus vivant dans des logements inadéquats (insalubres ou surpeuplés). Les individus en situation d’itinérance cachée ne dorment pas dans la rue ni dans les abris d’urgence.

En 2005, les chercheurs Distasio, Sylvestre et Mulligan ont publié les résultats d’une étude sur l’itinérance cachée effectuée auprès des populations autochtones des Prairies canadiennes. Cette publication rend compte de certains facteurs rendant les populations autochtones plus susceptibles de vivre ce type d’itinérance. Parmi ces facteurs, on note le manque de logements, l’hypermobilité et la trajectoire urbaine rurale caractéristique de bon nombre d’Autochtones comme des facteurs fragilisants. La plupart des participants à l’étude ont indiqué qu’en situation d’absence de logement, leur réseau social étendu leur permettait de ne pas dormir dans la rue. L’accueil des individus en difficultés dans les familles pose le risque de perturber un équilibre déjà fragile dans un contexte où la majorité des logements sont déjà surpeuplés.

Situation de pénurie et de surpopulation des logements dans les réserves du Québec et les villages nordiques du Nunavik

La situation de surpeuplement et de pénurie de logements dans les réserves et les villages nordiques progresse depuis déjà quelques années. Une étude publiée par l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (2014) estimait que 9433 unités étaient nécessaires afin de répondre adéquatement aux besoins en matière de logement. Chez les Inuits du Nunavik, la pénurie de logements est tout aussi importante. En 2008, l’Office municipal du logement Kativik estimait à 1000 le nombre de logements requis pour répondre aux besoins immédiats [1]. Entre 1993 et 1998, le gouvernement fédéral a cessé d’investir dans le secteur de l’habitation sociale. Ce désengagement, combiné à une croissance démographique importante, est un facteur mis en cause dans la situation de crise actuelle. Il a été démontré que le surpeuplement, en plus de favoriser l’éclosion de maladies comme la tuberculose, aurait des répercussions sur l’augmentation de la violence et des suicides (Dutrisac 2013).

La situation du logement dans les réserves et les villages nordiques est très complexe. Au Nunavik par exemple, le parc résidentiel est composé à 90  % de logements sociaux et il n’existe pas de marché locatif privé. L’attente pour obtenir un logement peut ainsi facilement atteindre des dizaines d’années et il devient extrêmement difficile pour une personne célibataire d’obtenir un logement dans un contexte où les familles sont priorisées. En raison du pergélisol, les maisons au Nunavik doivent être construites sur pilotis. Elles doivent également être dotées de réservoirs, car il n’existe pas de réseau d’aqueduc ni d’égouts. En outre, les frais d’acheminement des matériaux de construction font en sorte que les coûts de construction de logements sont extrêmement élevés. En dépit de programmes d’accession à la propriété, il n’existe que quelques dizaines de propriétaires-occupants au Nunavik. La SHQ (2014) estime que les coûts de construction pour une maison de deux chambres à coucher s’élèvent actuellement à près de 475 000 $ [2].

Pour un portrait plus complet de la situation du logement au Nunavik se référer à : Le logement au Nunavik, Société d’habitation du Québec.

La mobilité urbaine rurale (mouvance circulaire)

Identifiée comme une trajectoire de mobilité caractéristique d’un nombre important d’Autochtones, la mouvance circulaire représente une stratégie de maintien du réseau social impliquant une mobilité urbaine rurale. Bénéfique à certains égards, cette mouvance permet à l’individuà la fois de remplir ses devoirs et de retirer les avantages de son groupe d’appartenance. En revanche, ce type de mobilité peut également fragiliser la sécurité résidentielle et économique de l’individu (Taylor et Bell 2004).

La littérature rend compte de l’étude de cette trajectoire de mobilité chez les peuples aborigènes australiens dès les années 1950. Une étude traitant de l’itinérance cachée chez les populations autochtones des Prairies (Distasio, Sylvestre et Mulligan 2005) identifie la présence de trajectoires similaires chez les populations autochtones du Canada. Il n’existe aucune étude comparable au Québec. Il est toutefois possible de soupçonner l’existence de telles trajectoires en raison d’un historique partagé d’oppression, de racisme, de discrimination et de dépossession territoriale.

La mouvance circulaire se traduit par des déplacements fréquents entre la ville et la communauté d’appartenance qui peuvent être volontaires ou involontaires. Ainsi, un individu peut migrer afin d’obtenir un emploi ou afin de poursuivre des études ou encore pour recevoir des soins médicaux spécialisés ou fuir une situation de violence. D’une part, la crise de logements dans les réserves et les villages nordiques et les services insuffisants vont pousser les individus à quitter leur communauté d’appartenance. D’autre part, certaines situations imprévues comme la difficulté de se trouver un logement abordable, la perte de son emploi ou encore la déception de ne pas retrouver ce qui était recherché en contexte urbain peuvent contraindre l’individu à retourner dans sa communauté. De retour dans sa communauté, l’individu peut être confronté à de nouveaux problèmes, comme celui de se retrouver sur une liste d’attente pour obtenir un logement social ou de devoir trouver un nouvel emploi.

En outre, la prise en compte de la trajectoire de mobilité urbaine rurale permet de réaliser l’importance d’une stratégie de complémentarité des services entre la ville et les réserves autochtones ou les villages nordiques en raison de la présence simultanée de facteurs ruraux et urbains sur la fragilisation d’un même individu.

Le traumatisme intergénérationnel

De façon comparable à la culture et au langage, les effets d’un traumatisme sont transmissibles du parent à l’enfant. Élaboré par des intellectuels autochtones [3], ce concept permet de comprendre l’étendue de l’impact du génocide culturel sur l’ensemble de la vie des Autochtones. Le traumatisme intergénérationnel permet non seulement d’expliquer certaines difficultés rencontrées par les individus au cours de leur vie d’adulte en raison de traumatismes vécus, mais également d’en comprendre les répercussions sur leurs enfants et leurs petits-enfants.

Utilisé depuis près de vingt ans, le traumatisme intergénérationnel permet d’expliquer la présence de certains problèmes sociaux chez les populations autochtones à la suite de l’expérience des écoles résidentielles et de certains traumatismes historiques comme la sédentarisation forcée.

Les symptômes générés par le traumatisme intergénérationnel sont nombreux et on leur reconnaît une certaine similarité avec ceux du syndrome de stress post-traumatique : anxiété, problèmes de dépendance, dépression, suicide, perte de l’estime de soi. Le concept de traumatisme intergénérationnel prend toutefois en compte l’origine systémique et le cumul des traumatismes au fil des générations.

Des expériences stressantes peuvent avoir des effets immédiats sur le bien-être, mais aussi avoir des effets à long terme sur la santé physique et psychologique en influençant les moyens d’adaptation, les comportements parentaux et les réactivités neuronale et comportementale. Les expériences traumatisantes ont un poids psychologique et physique particulièrement important chez les survivants des pensionnats qui peuvent se manifester pendant des dizaines d’années. Ces traumatismes peuvent être expérimentés à un niveau personnel (par exemple un viol) ou à un niveau collectif (génocide ou guerre) et les réponses à ces événements varient. De plus, ces effets à long terme peuvent avoir des conséquences intergénérationnelles. Marianne Hirshch (2001) se réfère dans ses travaux à la postmemory afin de décrire l’expérience des individus qui ont grandi avec la mémoire de traumatismes collectifs vécus par les générations antérieures.

Les Autochtones sont plus susceptibles de rencontrer certains stresseurs comme la pauvreté, le chômage, la violence, de même que d’être témoins d’actes de violence. De plus, les conditions de désavantage socioéconomiques qui caractérisent fréquemment l’environnement de la réserve ont une influence sur ces stresseurs en amplifiant l’impact qu’ils peuvent avoir sur leur vie. (Bombay, Matheson, Anishman 2009)

À la suite des entretiens avec les acteurs clés, il s’est révélé qu’il existait un important besoin en services de guérison ou de healing. Un modèle de traitement du traumatisme générationnel a été développé en Ontario (theittm.com) et il pourrait s’agir d’une voie prometteuse afin de traiter les nombreux individus autochtones ayant subi des traumatismes importants au cours de leur vie.

L’itinérance spirituelle

Ce concept introduit par Keys Young prend en compte les normes culturelles spécifiques contribuant à la construction de la notion de « chez-soi » chez les individus d’origine autochtone. Dépassant la question du logement dans la pensée autochtone, le chez-soi représente plutôt un mode de vie s’intégrant dans un large territoire et comprenant un système complexe de droits et d’obligations envers le groupe d’appartenance. L’itinérance spirituelle prend en compte les effets liés à la perturbation de ce mode de vie par des politiques gouvernementales colonialistes.

L’itinérance spirituelle est décrite comme une expérience émanant soit d’une séparation avec son territoire traditionnel, d’une séparation avec sa famille et son réseau de parenté ou encore d’une crise identitaire engendrée par une rupture avec son héritage culturel et familial (Memmot et Chambers 2008). Certains travaux, notamment ceux de Julia Christensen (2005), explorent les spécificités de la condition itinérante en contexte autochtone qui, comme l’avait identifié Keys Young (1998), représente une expérience à la fois individuelle et collective. Ainsi, pour la majorité des participants à l’étude de Christensen, la conception du chez-soi était intimement liée au sentiment de sécurité procuré par l’indépendance, l’autonomie et un mode de vie conforme à certaines valeurs culturelles.

Les Elders (aînés)

Les Elders (aînés) sont très importants et très respectés dans les sociétés traditionnelles autochtones. Chaque moment de la vie constitue une étape que l’individu doit vivre et est rattaché à des devoirs et à des privilèges. Devenir un aîné est une période très active et marquée de prestige dans la vie d’un individu. Il ne suffit pas d’être âgé pour être considéré comme Elder et il faut répondre à certains critères jugés par sa communauté. Un grand respect est attribué aux Elders qui ont vécu une bonne vie et ont ainsi acquis beaucoup de connaissances et une grande sagesse. Après avoir vécu toutes les étapes d’une bonne vie, on s’attend à ce que les Elders vivent en harmonie avec leur entourage et maîtrisent parfaitement leurs relations avec les individus, mais également avec les mondes des animaux, des plantes et des esprits. Les Elders souscrivent au principe de réciprocité et doivent transmettre leurs pouvoirs et leurs savoirs aux générations qui leur succèdent (Anderson 2011). Lors d’un focus group réalisé à Projets Autochtones du Québec (PAQ) par le MMFIM (21 mai 2015), certains participants ont mentionné que la présence d’un Elder leur manquait beaucoup.


Le troisième et dernier article de la série porte sur les meilleures pratiques en termes d’interventions auprès de la population autochtone en situation d’itinérance.


[1] [2] Pour un portrait plus complet de la situation de logement au Nunavik, voir : Parent Alexandra. 2011. La crise du logement au Nunavik, Faits et causes.

[3]La chercheuse Hunkpapa et Oglala Lakota Maria Yellow Horse Braveheart conceptualise le traumatisme historique dans les années 1980. Elle développe dans les années 2000 un modèle de traumatisme historique pour les Lakotas à l’aide de travaux réalisés sur les survivants de l’Holocauste. Le concept est ensuite associé au phénomène de l’itinérance chez les hommes autochtones par le chercheur Anishnabe Peter Menzies (2006)

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